Peut on trouver le désert dans la ville ? 3/3

Spontanément, quand on pense au mot “ville”, on ne l’associe pas naturellement au terme “désert”. D’un coté du bruit, de l’agitation, de la foule… De l’autre le silence, le dépouillement, la solitude… Pourtant, les Fraternités Monastiques de Jérusalem ont découvert le “désert dans la ville “au cœur de leur spiritualité. Equipés de la revue Sources Vives, particulièrement en son numéro 166, nous allons tacher d’éclairer ce paradoxe. 

Dans les articles précédents, nous nous sommes aperçus que le désert ne se limitait pas à un lieu géographique. En effet, le désert peut également être compris comme étant un lieu intérieur ; celui de notre rencontre avec Dieu. Dans cet article, nous découvrirons que la ville a également, en elle-même, quelque chose de désertique… 

Le désert de la ville 

Béni soit Paris, d’être le plus aride des déserts !”, disait le Corbusier.

En page 103 du numéro 166 de la revue Sources Vives, le père Delfieux, fondateur des FMJ, décrit l’intuition ayant présidée à la fondation des FMJ. Selon lui, aussi étonnant que cela puisse paraitre, par certains aspects, les villes contemporaines ne sont pas sans rappeler le désert. 

En effet, que trouve-t-on dans un désert ? Au moins trois choses : la solitude, la soif, et des oasis… 

– La solitude : Au cœur des villes contemporaines, certes bruyantes et (sur)peuplées, beaucoup souffrent de solitude et d’anonymat… En effet, paradoxalement, la solitude peut être aussi prégnante au milieu d’une foule urbaine que dans les immensités ensablées du Sahara. Or, aujourd’hui, peut être plus encore que dans les années 1970, la ville est devenue, pour beaucoup, un lieu de solitude. De multiples phénomènes en attestent, parmi lesquels : l’individualisme croissant, la diminution des lieux de sociabilité, la hausse constante du nombre de sans abris et de migrants, l’isolement des personnes âgées, le développement du numérique,… 

– La soif :  Cette solitude, parfois expérimentée au milieu des foules, peut provoquer chez certains un véritable vide intérieur. Certes, les villes contemporaines ne sont pas sujettes au même dépouillement apparent que les déserts. Pour autant, l’absence de Dieu et le manque de fraternité que beaucoup ressentent, parfois confusément, plus ou moins consciemment ; peuvent être à l’origine d’une soif aussi violente que dans les déserts aux heures les plus chaudes de la journée… Sans doute pas une soif d’eau mais une soif de partage, de fraternité… et de Dieu ! 

Voici venir des jours – oracle du Seigneur Dieu –, où j’enverrai la famine sur la terre ; ce ne sera pas une faim de pain ni une soif d’eau, mais la faim et la soif d’entendre les paroles du Seigneur.” (Am 8,11)

– Des oasis : Pour étancher cette soif, au cœur des déserts urbains, le monastère citadin peut faire office d’oasis. Là, la source d’eau vive de la Parole de Dieu y jaillit, notamment au travers de la liturgie, et se répand dans les cœurs des assoiffés de tous horizons… Les FMJ, précisément, sont tels de nobles poteaux indicateurs, guidant les personnes de leur temps vers la source au milieu du désert : leur propre intériorité ; là où demeure un invité divin plus intime à eux-mêmes qu’eux-mêmes. 

« Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi, et qu’il boive, celui qui croit en moi ! Comme dit l’Écriture : De son cœur couleront des fleuves d’eau vive. » (Jn 7, 37-38)

Ces analogies entre ville et désert ne sont ni les spéculations abstraites d’un philosophe, ni les fantasmes poétiques d’un citadin rêvant d’exotisme. Elles ont jailli d’une expérience concrète qui les ont mise en lumière. En effet, le père Delfieux, comme Carlo Carretto au même moment, a vécu concrètement deux années au désert ; une expérience spirituelle bouleversante. Pour autant, si, mieux que personne, il connait l’impact spirituel que peut avoir une expérience du désert de sable dans une vie chrétienne, il a également pressenti à quel point la ville pouvait, par certains aspects, faire office de désert. 

Cela a conduit les FMJ à engager une profonde réflexion sur la notion de désert dans la ville et à apporter sur ce sujet une méditation originale (qui se poursuit encore aujourd’hui) ; en témoigne ce fameux numéro 166 de la revue Sources Vives ! En cela, la communauté met ses pas dans ceux des fameux précurseurs du désert dans la ville (cités plus haut). En effet, certains d’entre eux ont non seulement esquissé les contours d’une spiritualité du désert intérieur, mais ont aussi posé les jalons de cette inépuisable réflexion sur le désert dans la ville…

Sur ce point, la palme désertique revient sans doute à Madeleine Delbrel, qui, mieux que personne, a saisi, dans de très belles pages, les mystères de la ville-désert… Avec poésie, elle nous fait entrer avec elle dans cette nouvelle étendue désertique vertigineuse qu’est la ville : 

Missionnaires sans bateaux, tenaillés du même amour, le même esprit nous pousse vers d’autres déserts. De son mamelon de sable, le missionnaire en blanc voit l’étendue des terres non baptisées. En haut d’un grand escalier de métro, missionnaires en tailleur ou en imperméable, nous voyons de marche en marche, à cette heure où il y a foule, une étendue de têtes, étendue frémissante qui attend l’ouverture du portillon. Casquettes, bérets, chapeaux, cheveux de toutes les couleurs. Des centaines de têtes : des centaines d’âmes. Nous tout en haut. Et plus haut, et partout, Dieu. Dieu partout, et combien d’âmes qui le savent.” (La sainteté des gens ordinaires, p 85-88)

C’est particulièrement à partir de la mise en parallèle du “désert de sable” et du “désert des foules” que Madeleine Delbrel déploie l’analogie entre la ville et le désert :

Arpenter toutes les rues, s’asseoir dans tous les métros, monter tous les escaliers, porter le Seigneur Dieu partout… Et puis prier, prier comme on prie au milieu des autres déserts, prier pour tous ces gens si près de nous, si près de Dieu. Désert des foules. Se plonger dans la foule comme dans le sable blanc. Désert des foules, désert de l’amour.” (La sainteté des gens ordinaires, p 85-88)

Pour Madeleine, le cœur de cette analogie entre ville et désert réside sans doute dans la solitude que l’on peut y trouver :

Nos minuscules solitudes sont aussi grandes, aussi exaltantes, aussi saintes que tous les déserts du monde. Elles sont habitées par le même Dieu, le Dieu qui fait la solitude sainte. Solitude de la rue noire qui sépare la maison du métro, solitude d’une banque où d’autres etres portent leur part de monde, solitude des longs couloirs où coule le flot courant de toutes les vies en route vers une nouvelle journée. Solitude de quelques minutes où accroupi devant le poêle on attend la flamme du petit bois avant de mettre le charbon… Solitude à genoux sur le plancher qu’on frotte, dans l’allée du jardin où l’on va chercher un pied de salade.” (La sainteté des gens ordinaires, p 163-164)

Cette solitude, assumée par certains, subie par beaucoup ; peut être aussi douloureuse que bienfaisante. La solitude est bonne si c’est le lieu de l’amour ; la solitude est mauvaise si c’est le lieu du non-amour”. Douloureuse, cette solitude l’est lorsqu’elle est un symptôme d’un manque d’amour. Bienfaisante, elle peut l’être lorsqu’elle est l’occasion de rencontres, avec d’autres comme avec soi-même. Une véritable grâce, elle le devient lorsque le vide de la solitude est rempli par l’Amour…

Voici maintenant venue l’heure de conclure notre petite marche à travers le désert dans la ville… 

Conclusion 

Au cours du petit parcours que ce numéro 166 de la revue Sources Vives nous a proposé à travers les figures de la spiritualité du désert, que sont Carlo Carretto, Madeleine Delbrel, Catherine de Hueck, ou encore Mère Marie Skobtsov, il est frappant de remarquer qu’il y a eu au 20ème siècle, en différents lieux, une multiplication d’intuitions liées au désert dans la ville. Celles-ci ont comme gagné progressivement en intensité, jusqu’à la fin des années 1970, où la problématique du désert dans la ville fut mise à l’honneur comme jamais auparavant. En effet, c’est en 1976 que Catherine Doherty écrivit “Poustinia ou le désert au cœur des villes” (1976), un an seulement avant “le désert dans la ville“, de Carlo Carretto. Pendant cette même période, naissaient les Fraternités Monastiques de Jérusalem, alors que germaient les intuitions fondatrices de cette communauté du désert dans la ville…

Nous pouvons probablement en retirer deux idées phares et complémentaires : 

– D’une part, le désert DANS la ville : le désert est d’abord ce sanctuaire intérieur de notre cœur, lieu de la rencontre avec Dieu. En tant que tel, ce désert existe aussi bien au Sahara que dans la ville. 

– D’autre part, le désert DE la ville : la ville contemporaine, par certaines de ses caractéristiques (solitude, soif, oasis), évoque quelque chose du désert.

Au fond, ces deux éléments convergent autour de l’intuition que ce qui fait le désert, que ce soit en ville, dans les sables ou dans notre cœur, c’est avant tout la soif de Dieu et la rencontre avec lui. 

Publié le : 28/10/2023