La ville contemporaine, une Jérusalem en puissance ? (1/2)

Dans une première série d’articles, nous avons découvert que, par bien des aspects (solitude, soif, oasis), la ville pouvait être comparée à un désert. Pour autant, la ville n’est-elle qu’un lieu desséché, où l’absence de Dieu surgit comme de l’extérieur ? A partir d’une solide théologie biblique de la ville, certains postulent au contraire que toute ville pourrait bien être une Jérusalem en puissance ; le lieu privilégié de la présence de Dieu… 

Cependant, avant de nous demander ce que la ville contemporaine nous dit de la présence de Dieu, attelons-nous à découvrir ce que la Bible nous révèle du mystère de la ville…

La ville dans la Bible…

Dans la Bible, le statut de la ville n’est pas dépourvu d’ambiguïté… Concentré de péché ou condensé de grâce divine ; la ville semble être le lieu du déploiement du pire comme du meilleur…  

1)Un concentré de péché ? 

Beaucoup de théologiens, au premier rang desquels le théologien protestant Jacques Ellul, ne manquent pas de souligner la perception globalement négative qui est faite de la ville dans l’univers biblique. Après tout, Cain, le premier meurtrier, n’est-il pas également le premier bâtisseur de ville ? Par la suite, tout au long de l’histoire d’Israël, la Bible évoque un certain nombre de grandes villes de sinistre mémoire, toutes orgueilleuses, immorales et idolâtres ; depuis Sodome et Gomorrhe jusqu’à Babylone, dans l’Apocalypse, en passant par Ninive, dans le livre de Jonas… Force est de constater, effectivement, que la ville n’est pas toujours un paradis sur terre ! 

« Sortez de la ville, vous mon peuple, pour ne pas prendre part à ses péchés et ne rien subir des fléaux qui l’affligent.” (Ap 18, 4)

C’est pourquoi, dans les premiers siècles du christianisme, alors que le désert, lieu d’ascèse et de sanctification, est souvent associé à la perfection chrétienne ; la ville, conformément à une certaine littérature biblique, est perçue comme le lieu par excellence qui enferme l’homme sur lui-même et le coupe de Dieu. En ce sens, elle constitue ce que l’on pourrait appeler, de manière anachronique, une structure de péché ; un catalyseur du péché individuel, une sorte de concentré d’immoralité et d’idolâtrie… D’après Jacques Ellul, à la différence du jardin d’Eden, donné par Dieu, la ville est toujours une construction humaine artificielle. Dès lors, la Jérusalem céleste, qui descend directement du ciel dans le livre de l’Apocalypse, n’a rien de commun avec la cité des hommes. Cette dernière, comme la royauté biblique, n’est rien d’autre qu’une concession que Dieu fait à l’homme ; mais une réalité étrangère au plan initial de Dieu. Au fond, comme le dira Saint Augustin, à la différence de la cité céleste, la cité terrestre est le lieu de l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu.

“Deux amours ont donc fait deux cités : l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité terrestre ; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la Cité céleste. (…) Aussi, dans l’une, les sages vivant selon l’homme ont recherché les biens du corps ou de l’âme ou des deux (….). Dans l’autre au contraire, il n’y a qu’une sagesse, la piété qui rend au vrai Dieu le culte qui lui est dû, et qui attend pour récompense (…) que Dieu soit tout en tous.” (De civ. Dei, XIV, 28)

Ainsi donc, une première lecture de la Bible nous laisse sans aucun doute une impression négative de la ville… Cependant, faut-il en rester là ?

2) Un condensé de grâce divine ?

Rien n’est moins sur, puisque d’aucun considèrent que le message biblique est loin de présenter une vision univoque de la ville et une condamnation globale de celle-ci. Certains soulignent ainsi la compassion que Dieu semble éprouver pour la ville et son désir constant de la sauver. Ceci est particulièrement frappant dans l’histoire du prophète Jonas, envoyé en mission dans la ville de Ninive, afin de l’inviter à la conversion. Cet épisode biblique prend les allures d’une véritable déclaration d’amour que Dieu fait à une ville pourtant réputée pour sa méchanceté. « Le Seigneur dit : Toi, tu as pitié du ricin qui ne t’a coûté aucune peine et que tu n’as pas fait grandir, qui est né en une nuit et qui a disparu en une nuit. Et moi, je n’aurais pas pitié de Ninive, la grande ville, où il y a plus de cent vingt mille humains qui ne savent pas distinguer leur droite de leur gauche, et des bêtes en grand nombre ! » (Jon 4, 10-11) Par la compassion qu’il exprime envers Ninive, Dieu nous révèle son amour pour cette ville et, quelque part, pour toutes les villes. Certes marquée par le péché, la ville semble être, dans le cœur de Dieu, une réalité humaine à sauver… Comme l’illustre l’histoire de Lot et de Sodome, Dieu ne peut jamais se résoudre à y faire périr le juste avec le pécheur. 

Par ailleurs, certains théologiens, données bibliques à l’appui, postulent même que la ville pourrait être bien davantage qu’une réalité pervertie à sauver… A la lecture de certains psaumes, par exemple, la ville pourrait même apparaitre comme étant un lieu bon en soi, et non uniquement une concession faite par Dieu à l’humanité égarée : Certains erraient dans le désert sur des chemins perdus, sans trouver de ville où s’établir : ils souffraient la faim et la soif, ils sentaient leur âme défaillir. Dans leur angoisse, ils ont crié vers le Seigneur, et lui les a tirés de la détresse : il les conduit sur le bon chemin, les mène vers une ville où s’établir.” (Ps 106, 4-7)

De là à concevoir que la ville terrestre pourrait être une réalité voulue par Dieu dès l’origine, il n’y a qu’un pas… que certains franchiront sans complexe ! Certes, Dieu n’a pas créé directement la ville. De ce fait, beaucoup d’auteurs ont tendance à distinguer le jardin, donné par Dieu à l’homme, et la ville, réalité purement humaine, orgueilleuse de surcroit. Pour autant, la ville est-elle si différente du jardin originel ? Dans la mesure où Dieu invite les hommes à se multiplier, à se développer, et à vivre dans la fraternité et la communion les uns avec les autres, serait-il si absurde de considérer la ville comme étant en quelque sorte l’aboutissement naturel du jardin ? Certains théologiens n’hésitent pas à le penser. J Comblin, par exemple, nous invite à envisager la cité, comme étant un lieu appelé à refléter la communion humaine parfaite.  A ce titre, de même que l’homme, créé à son image (cf. Gn 1, 27), existe depuis toujours dans le cœur de Dieu ; la ville, lieu par excellence de déploiement de l’humanité, existe aussi depuis les origines dans le projet divin… 

Finalement, tout l’enjeu de la ville biblique est de savoir si la communion humaine qu’elle permet se construira sans Dieu, en excluant délibérément celui-ci, ou si elle sera fondée sur Dieu, avec Dieu et pour Dieu. En ce sens, Babel et Babylone apparaissent elles comme des tentatives humaines de réaliser sans Dieu ce pour quoi ce dernier avait pourtant créé l’homme : la communion. A l’inverse, par certains aspects, Jérusalem reflète la vocation de toute ville selon le cœur de Dieu : le rassemblement de l’humanité en Lui. Paradoxalement, la ville biblique bâtie par l’homme n’est pleinement elle-même que lorsqu’elle se reçoit de Dieu….

Au fond, toute l’ambiguïté biblique quant à la valeur de la ville semble se cristalliser en Jérusalem ; laquelle fait figure de prototype de la ville par excellence…

La Jérusalem terrestre

Jérusalem est habitée par Dieu, sanctifiée par lui, restaurée et repeuplée par grâce du Très Haut ; accueillant son propre Fils, où il enseignera, instituera l’eucharistie, ressuscitera, enverra son Esprit, pour y fonder l’Eglise, en attendant d’y revenir un jour, nouvel Emmanuel, dans la gloire pour y résider à jamais parmi les hommes et y partager avec eux le bonheur de l’éternel Amour.” (Livre de Vie 128) 

Comme toutes les villes bibliques, Jérusalem n’est pas fondée par Dieu mais par les hommes ; le peuple des Jébuséens, en l’occurrence. Ce ne fut que plus tard qu’elle fut conquise par le roi David, qui en fit la capitale d’Israël : Mais à son fils, je donnerai une seule tribu pour que mon serviteur David ait toujours une lampe qui brille devant moi, à Jérusalem, la ville que je me suis choisie pour y mettre mon nom.” (1 R 11, 36)

Ainsi, Jérusalem devient la ville sainte, la cité de Dieu, choisie par celui-ci pour y établir sa demeure :  

Le Seigneur aime les portes de Sion * plus que toutes les demeures de Jacob. Pour ta gloire on parle de toi, ville de Dieu !” (Ps 86, 2-3)

En Jérusalem, la ville devient donc le lieu privilégié de la présence de Dieu au milieu de son peuple :

Béni soit le Seigneur depuis Sion, lui qui habite Jérusalem !” (Ps 134, 21) 

À partir de ce jour, le nom de la ville sera « Le Seigneur-est-là ».” (Ez 48, 35)

Pour autant, Jérusalem est aussi le lieu par excellence de l’infidélité du peuple hébreu à l’Alliance… Sans cesse, les prophètes de Dieu successifs fustigeront l’idolâtrie, l’immoralité et l’injustice sévissant dans la ville sainte. Beaucoup de ces derniers  y seront d’ailleurs persécutés, ce que soulignera Jésus lui-même : “Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui te sont envoyés,...” En effet, à la suite des prophètes, Jésus lui-même déplorera l’éloignement de Jérusalem de sa vocation sainte :”combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants comme la poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous n’avez pas voulu !” (Mt 23, 37) Cependant, en cela, Jésus révèle aussi sa profonde compassion pour la ville de Jérusalem et son désir brulant de la sauver : “Lorsque Jésus fut près de Jérusalem, voyant la ville, il pleura sur elle.” (Lc 19, 41)

Constatons d’ailleurs que Jésus, Dieu incarné, a dans sa propre vie, profondément assumé cette réalité de la ville. En effet, Jésus est né à Bethléem puis a grandi à Nazareth… Par la suite, son ministère public, comme plus tard l’évangélisation des premiers chrétiens, s’est d’abord concentré sur les villes… “Jésus parcourait toutes les villes et tous les villages, enseignant dans leurs synagogues, proclamant l’Évangile du Royaume et guérissant toute maladie et toute infirmité.” (Mt 9, 35) Le point culminant du ministère de Jésus, sa mort et sa résurrection, eut lieu à Jérusalem, dans la ville sainte. C’est ensuite depuis cette dernière que l’œuvre de salut accomplie par le Christ se répandit sur l’humanité entière : “Vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre. » (Ac 1, 8) 

Ainsi donc, toute ville, à la suite de Jérusalem, devient le symbole du rassemblement à venir de l’humanité dans le Christ… Une idée un peu tirée par les cheveux, pensez-vous ? Pourtant une littérature biblique abondante nous le confirme…

Remontons le temps quelque peu…

La Jérusalem nouvelle 

A son retour d’exil à Babylone, le peuple hébreu développe une intuition prophétique quant à Jérusalem… Alors que la ville sainte avait été détruite matériellement lors de l’exil, un certain nombre de prophéties annoncent la Jérusalem à venir ; une ville où Dieu demeurera pour toujours parmi son peuple. Toutes les nations du monde s’y rassembleront dans la paix, la joie et l’unité.

Debout, Jérusalem, resplendis ! Elle est venue, ta lumière, et la gloire du Seigneur s’est levée sur toi…Les nations marcheront vers ta lumière, et les rois, vers la clarté de ton aurore. Lève les yeux alentour, et regarde : tous, ils se rassemblent, ils viennent vers toi ; tes fils reviennent de loin, et tes filles sont portées sur la hanche. Le jour, tu n’auras plus le soleil comme lumière, et la clarté de la lune ne t’illuminera plus : le Seigneur sera pour toi lumière éternelle, ton Dieu sera ta splendeur.” (Is 60, 1-19)

Cette Jérusalem à venir est donc à la fois le lieu de la communion de l’homme avec Dieu, et le lieu de la communion des hommes entre eux : « Jérusalem, bâtie comme une ville où tout ensemble fait corps, c’est là que montent les tribus, les tribus du Seigneur. » (Ps 121) Le livre de l’Apocalypse nous donne d’ailleurs de contempler cette Jérusalem céleste, descendue du ciel. Nous y retrouvons les mêmes éléments que dans la ville d’Isaïe : un lieu de béatitude éternelle, de rassemblement de l’humanité et de communion des hommes entre eux et avec Dieu ; en sa présence…  

Et la Ville sainte, la Jérusalem nouvelle, je l’ai vue qui descendait du ciel, d’auprès de Dieu, prête pour les noces, comme une épouse parée pour son mari. La ville n’a pas besoin du soleil ni de la lune pour l’éclairer, car la gloire de Dieu l’illumine : son luminaire, c’est l’Agneau… Les nations marcheront à sa lumière, et les rois de la terre y porteront leur gloire.” (Ap 21, 1-24)

La signification de cette Jérusalem céleste est inépuisable : Jérusalem est à la fois le Christ lui-même, récapitulant en Lui l’humanité entière ; ainsi que la présence éternelle de Dieu en notre cœur ; cependant, Jérusalem est aussi l’Eglise, ainsi que la cité céleste, le paradis… 

Conclusion 

Au terme de cet article, résumons quelque peu notre rapide parcours biblique.

La ville dans la Bible, sur le modèle de Jérusalem, peut être le lieu du pire comme du meilleur ; là où se concentre le péché humain mais également là où rayonne la présence de Dieu au milieu de son peuple : “là où le péché s’est multiplié, la grâce a surabondé.” (Ro 5, 20) Enfin, la ville est aussi le symbole du rassemblement à venir de l’humanité, récapitulée dans le Christ, en Dieu… 

Ces différents éléments de la ville biblique, nous pouvons également les appliquer, dans une certaine mesure, à la ville telle qu’elle se présente à nous aujourd’hui… Cela, ce sera l’objet du prochain article ! 

Publié le : 10/11/2023