Peut on trouver le désert dans la ville ? 2/3

Spontanément, quand on pense au mot « ville », on ne l’associe pas naturellement au terme « désert ». D’un coté du bruit, de l’agitation, de la foule… De l’autre le silence, le dépouillement, la solitude… Pourtant, les Fraternités Monastiques de Jérusalem ont découvert le « désert dans la ville » au cœur de leur spiritualité. Equipés de la revue Sources Vives, particulièrement en son numéro 166, nous allons tacher d’éclairer ce paradoxe. 

Dans un précédent article, nous avons découvert que la ville pouvait être perçue comme étant une forme de désert. Dans cet article, il va s’agir de développer cette intuition et de remonter quelque peu le temps, aux origines de cette fameuse notion de « désert dans la ville ». En effet, les FMJ  s’inscrivent dans un courant spirituel très fécond au 20e s, porté haut par les figures de Carlo Carretto, Madeleine Delbrel, Catherine de Hueck, ou encore Mère Marie Skobtsov… 

 » Un courant spirituel qui s’est donné pour terrain de contemplation le désert tel qu’il prend forme aujourd’hui dans la vie des citadins : désert urbain où Dieu parle et appelle autant qu’au milieu des dunes ou des rochers… C’est dans cette même veine que s’inscrivent les FMJ qui cherchent à vivre « au cœur des villes, au cœur de Dieu », en s’efforçant de faire jaillir, par le joyeux labeur de la prière et de la charité, une eau vive qui pourra être partagée au plus grand nombre. A sa façon, comme ce numéro en témoigne très directement, la revue Sources Vives s’en fait le prolongement.  » (Edito numéro 166 SV) 

Dans le numéro 166 de la revue Sources Vives, nous prenons le temps de découvrir chacun de ces « précurseurs désertiques ». Pour cela, nous commençons par nous plonger dans leur histoire respective avant de nous intéresser à leur spiritualité ; notamment au travers d’extraits de leurs textes phares, qui nous permettront de nous immerger au cœur de leurs intuitions.

Parmi celles-ci, on trouve en premier lieu l’idée que le désert ne se limite pas à un lieu particulier ; bien plus, il est d’abord une attitude intérieure…  

Le désert dans la ville 

« Ce mot de désert est beaucoup plus qu’une expression géographique« , soutient l’écrivain italien Carlo Carretto : « Il évoque un morceau de terre inhabitée, assoiffée, aride et vide de toute présence. Pour celui qui se laisse saisir par l’Esprit, le désert est la recherche de Dieu dans le silence, un pont suspendu que l’âme éprise de Dieu jette sur l’abime ténébreux de son propre esprit… Si l’homme ne peut plus rejoindre le désert, le désert peut rejoindre l’homme. Voilà pourquoi l’on dit « faire le désert dans la ville »  » (Le désert dans la ville, p 20-21) 

Précisons d’emblée que l’auteur de ces lignes, Carlo Carretto, s’y connait en désert ! En effet, ce fervent catholique italien, très engagé dans le domaine social et politique, passa une période de sa vie au désert du Sahara. Revenant ensuite au « désert des villes », il témoignera dans des écrits enflammés de cette expérience fondatrice du désert de sable, avec le ton de l’amoureux. Selon lui, le désert est le lieu de l’intimité absolue avec Dieu, où cessent tout faux semblant,… Par la suite, lors d’un voyage à Hong Kong, en 1977, un jeune urbain interpellé par ses écrits lui demanda comment vivre de la spiritualité du désert lorsqu’on habite en pleine ville. Cette question poussa Carlo à écrire un livre à l’origine de la formule « désert dans la ville », dans lequel il soutient que le désert n’est pas d’abord un lieu géographique. « Le désert est plus qu’un lieu géographique, c’est une dimension fondamentale de notre existence. On peut faire désert même dans la ville : se trouver un petit coin de silence et de solitude pour s’y mettre à l’écoute de Dieu« . (Le désert dans la ville, p 20-21) L’idée du « désert dans la ville » marquera profondément la fondation des FMJ, au même moment… Or, cela n’a rien d’étonnant. En effet, lors de ses années passées au Sahara, Carlo Carretto croisera la route d’un mystérieux ermite qui se trouve être nul autre que le père Delfieux, futur fondateur des FMJ ! 

 

Toutefois, avant même que Carlo Carretto ne déploie pleinement le concept de « désert dans la ville », il est frappant de remarquer que Madeleine Delbrel en avait pressenti les intuitions fondatrices. Le jour même de sa conversion, elle avait d’ailleurs rédigé un poème intitulé « le désert »! Cette laïque consacrée, pleinement engagée dans le monde en tant qu’assistante sociale en banlieue populaire de Paris, a paradoxalement eu a cœur d’y trouver le désert et la solitude. Dans « Partout où nous sommes » (Alcide, p. 105), elle s’exclame:  « A quoi nous servirait d’aller au bout de la terre pour trouver un désert ? A quoi nous servirait d’entrer entre des murs qui nous sépareraient du monde ? Puisque vous n’y serez pas davantage que dans ce fracas de machines, que dans cette foule aux cent visages. » Selon Madeleine, le désert n’est pas d’abord une question géographique, composée d’éléments extérieurs (dunes, oasis,…), mais une attitude intérieure fondamentale de cœur à cœur avec Dieu. Dès lors, si le désert est d’abord intérieur, cela signifie que même au milieu d’une agitation extérieure, il est possible de vivre en désert, dans la mesure où nous parvenons à y sauvegarder un espace de solitude et de silence ; un sanctuaire intérieur qui sera le lieu de notre rencontre avec Dieu. En ce sens, paradoxalement, la ville aussi est un désert car la rencontre avec Dieu y est toujours possible  : « Le silence ne nous manque pas car nous l’avons. Le jour où il nous manque, c’est que nous n’avons pas su le prendre. Dans la rue, pressés dans la foule, nous établissons nos âmes comme autant de creux de silence où la parole de Dieu peut se reposer et retentir » (La sainteté des gens ordinaires, p 24).

Avec Madeleine Delbrel et Carlo Carretto, nous voyons s’esquisser une véritable spiritualité du désert intérieur. Celle-ci sera particulièrement développée par Catherine Doherty…

Une spiritualité du désert intérieur ?

Catherine de Hueck Doherty apportera elle aussi sa pierre à l’édifice désertique en développant une véritable spiritualité de ce désert intérieur. Cette mère de famille aux racines russes fut une grande figure du christianisme social d’Amérique du Nord. A l’image de Madeleine Delbrel, elle fut à la fois très active auprès des pauvres tout en étant attachée à la vie de prière et à la sanctification personnelle. Convaincue de l’importance de la contemplation dans l’œuvre apostolique et l’engagement social, elle introduisit et popularisa en Occident le concept de Poustinia.  Ce terme russe n’évoque pas une recette de cuisine nordique mais signifie en réalité « désert ». La Poustinia est à l’origine une simple pièce, une hutte ou une cabane réservée à la prière, à l’écoute de Dieu et à la méditation de sa Parole. C’est un lieu dans lequel on se retire pour quelques temps dans le jeune et la prière. Or, à l’image de ce que Carlo Carretto ou Madeleine Delbrel dirent du désert, Catherine Doherty soutient que la Poustinia est d’abord intérieure : « la véritable Poustinia n’est pas un lieu géographique, mais le désert qui existe au cœur de chaque vie humaine, quand nous reconnaissons notre besoin de Dieu et découvrons que la vie vient de Lui«  (Sources Vives 166, p 62). Pour Catherine Doherty, quel qu’en soit le lieu, l’unique nécessaire est le désert du cœur, où l’on habite seul avec Dieu. En ce sens, la Poustinia est « une entrée au désert, en solitude, dans un lieu de silence où l’on peut lever les deux bras vers le ciel en une attitude de prière et de pénitence, tourné vers Dieu dans une attitude d’expiation, d’intercession et réparation pour ses péchés et ceux des autres. Entrer dans une Poustinia c’est écouter Dieu et entrer en kénose, dans l’abandon de soi-même à Dieu »… 

Au terme de ce petit parcours, nous constatons que Madeleine, Carlo et Catherine nous conduisent à considérer, outre le désert de sable, la présence d’un désert intérieur en chacun de nous. C’est en ce sens que le désert peut exister en ville.

Dans le prochain article, nous franchirons un cap supplémentaire en découvrant que la ville a également, en elle-même, quelque chose de désertique… 

Publié le : 21/10/2023